La somme des défis qui guettent le secteur du transport maritime est déjà considérée comme « écrasante » dans la course au bilan carbone net zéro, mais le climat rigoureux de l’Arctique ainsi que l’éloignement ajoutent encore à la complexité.
Ce sont là les conclusions du projet « Navigating the Future » qui a occupé pendant plus de trois mois des chercheurs de l’université écossaise Heriot-Watt, en partenariat avec l’Alliance verte. « Ça faisait déjà un certain temps que je cherchais un moyen d’appuyer la durabilité du transport maritime en Arctique, et ce projet m’est apparu comme l’occasion parfaite », soutient le président de l’Alliance verte, David Bolduc.
« Nous avons donc mobilisé les organisations clés de notre réseau de plus de 500 membres. Certains de nos participants ont accepté d’être interviewés dans un premier temps, et de fournir des commentaires supplémentaires par la suite », relate monsieur Bolduc.
Ces travaux ont été financés par le gouvernement écossais. Le conseiller politique principal du gouvernement pour l’Arctique, Craig Smith, rappelle que l’Écosse est le plus septentrional des pays hors de la zone arctique, et qu’elle pourrait devenir une plaque tournante du trafic maritime vers ces régions.
« Certains de nos problèmes en secteur rural s’appliquent aussi là-bas, comme l’accès de proximité à des soins de santé, la connectivité et les énergies renouvelables, ajoute M. Smith.
Nous voulons cibler les bonnes pratiques en Écosse pour pouvoir les transposer en Arctique, ou inversement recenser ce qui se fait de bien là-bas et qu’on pourrait appliquer en Écosse à plus petite échelle
Le projet « Navigating the Future » est axé sur les moyens d’accroître la durabilité et l’équité du transport maritime surtout en Arctique, en collaboration avec les collectivités et en misant sur les efforts des compagnies maritimes.
Au total, on a consulté les responsables de 14 administrations portuaires, terminaux et chantiers maritimes, ainsi que huit armateurs ou exploitants de navires, répartis dans huit pays (soit le Canada, la Finlande, la France, l’Islande, la Norvège, les îles Féroé, le Royaume-Uni et les États-Unis).
« Toutes les questions portaient essentiellement sur l’état d’avancement de chacune de ces organisations pour la transition vers les énergies vertes, la collaboration avec les collectivités, les types de difficultés auxquelles elles sont confrontées, et les formes de soutien dont elles pourraient avoir besoin », explique la chercheuse Emily Hague.
L’une des principales difficultés évoquées concernait l’augmentation appréhendée du coût des futurs carburants, dans ce secteur concurrentiel où les compagnies maritimes craignent de perdre des parts de marchés si elles augmentent leurs tarifs. Les répondants s’inquiétaient aussi d’investir massivement dans un carburant présenté comme la solution idéale, qui ne serait finalement pas si concluante que promis.
« Nous avons aussi constaté que les armateurs ou les propriétaires de navires étaient prêts à utiliser l’alimentation à quai, mais que les ports n’avaient pas les moyens d’aménager les infrastructures nécessaires, relate Mme Hague. D’autre part, les administrations portuaires ont soulevé l’absence de normalisation sur cette question, puisque les spécifications pour l’alimentation à quai varient d’un grand navire à l’autre. »
Pour les nouveaux carburants, on s’inquiète que certains ports ne disposent pas de stocks suffisants pour répondre aux besoins le moment venu, et on se demande si ces nouveaux carburants seront aussi fiables que les carburants fossiles dans les conditions arctiques sur de longues distances. Le gaz naturel liquéfié donne de bons résultats et on l’utilise déjà à bord de certains navires, mais il occupe un volume de stockage supérieur au détriment de l’espace de chargement.
Les nouveaux navires sont conçus pour l’alimentation à quai ou à propulsion hybride, puisque les armateurs ne savent pas ce que l’avenir leur réserve en termes de nouveaux carburants. Ils veulent conserver la capacité d’utiliser les carburants actuels à faible teneur en soufre.
La manipulation des nouveaux carburants suscite aussi des préoccupations en lien avec la sécurité. On souligne qu’il faudra former les équipages sur cette question ou leur faire une mise à niveau, mais ceux-ci sont déjà très sollicités en raison de la pénurie générale de main-d’œuvre. La disponibilité est encore plus incertaine dans les régions peu peuplées.
Mme Hague mentionne qu’il faudra s’informer davantage sur les zones de navigation sûres et sur l’importance que les collectivités locales accordent à certaines régions du point de vue de leur subsistance, de leur culture ou de leur patrimoine.
Aux yeux de certains, la situation paraît insurmontable, explique Emily Hague.
« Il y a un certain nombre d’organisations, en particulier celles qui accusent un certain retard sur le plan écologique, qui trouvent que les priorités sont mal définies au sein de leur organisation ou de la part des gouvernements qui les financent. »
Il faut dire aussi que tout est plus cher et que le coût de la vie dans ces régions est déjà extrêmement élevé à cause de l’éloignement géographique, ce qui complique davantage le verdissement du transport maritime dans l’Arctique. « Le marché de l’Arctique est plus restreint et le calendrier de navigation est plus court, si bien que le budget est limité pour le verdissement du transport maritime, explique Mme Hague. Et le marché arctique n’est pas très vaste pour tester des équipements non plus, alors les coûts augmentent là aussi. »
Les compagnies maritimes adoptent des pratiques exemplaires pour réduire leur impact sur l’environnement, notamment en cherchant à optimiser les itinéraires et la vitesse des navires pour coordonner précisément leur arrivée au port en fonction de la disponibilité d’un poste d’amarrage.
« Les compagnies entretiennent aussi les coques et les hélices pour réduire la traînée des navires, ajoute Mme Hague. L’une des compagnies a même recours à des drones sous-marins sur chaque navire pour surveiller l’accumulation de salissures marines. »
Les administrations portuaires aussi intensifient leurs efforts en matière de développement durable. L’une d’elles a atteint un taux de conformité de près de 90 % en incitant les navires à ralentir dans les eaux portuaires pour réduire les émissions et améliorer la qualité de l’air pour les collectivités locales.
« Certains ports ont installé leur propre éolienne ou des panneaux solaires pour alimenter leurs bureaux en énergie verte, ajoute Emily Hague. D’autres ont instauré des zones et des périodes sans bruit, où certains appareils cessent temporairement de fonctionner. »
La réduction du bruit et des émissions passe aussi par l’électrification des véhicules portuaires.
Et il y a même ce croisiériste qui organise des visites à pied pour ses passagers, plutôt qu’en autobus
« Les efforts en ce sens touchent également la conception des navires en vue d’utiliser des sources d’énergie plus propres, de réduire les vibrations sous-marines et d’installer des systèmes autonomes de gestion des eaux usées, des eaux de ballast et des déchets. » De même, certains exploitants collaborent avec les collectivités de l’Arctique pour les préparer et les former sur le plan de la sécurité en cas de déversement d’hydrocarbures, en leur offrant même des possibilités d’emploi dans certains cas.
Il demeure toutefois essentiel d’améliorer les relations avec de nombreuses collectivités pour désamorcer la méfiance qui s’est installée au fil du temps. De fait, les visites touristiques et autres n’ont pas toujours été organisées dans le respect de la faune, de l’habitat naturel, des coutumes locales ou des sites patrimoniaux. Certaines entreprises profitables ont négligé de faire bénéficier les collectivités locales de leurs activités sur le plan économique.
« Nos consultations ont mis en évidence le temps et l’argent qu’il faut pour établir des relations avec les collectivités », ajoute Emily Hague.
Susciter efficacement l’engagement, c’est un véritable défi : il faut faire passer le bon message à tout le monde, et pas seulement aux personnes directement concernées. Et il faut même le faire dans la langue des intervenants. Il s’agit là de difficultés importantes
Certaines entreprises ne lésinent pas sur les efforts en ce sens. Par exemple, pour s’assurer que le tourisme profite à une collectivité qu’il visite régulièrement, un croisiériste a demandé aux résidents d’exprimer leurs attentes concernant ces visites, et d’énoncer les grandes lignes de ce qu’ils considéraient comme important à respecter, non seulement de la part des visiteurs, mais aussi des exploitants et d’éventuels promoteurs.
Dans les îles Féroé, une administration portuaire a offert gratuitement la contribution de ses ouvriers qualifiés dans le cadre d’activités de bienfaisance lorsqu’il y a un vide dans l’horaire de ses électriciens ou plombiers, par exemple.
L’équipe de chercheurs communiquera ses conclusions ainsi que d’autres données au terme de ces consultations, dans le cadre du colloque GreenTech 2024 qui se tiendra du 5 au 7 juin, à Halifax.