L’industrie maritime américaine dispose d’un financement inédit pour notre époque afin de moderniser ses infrastructures et se préparer à un avenir décarboné. Dans ce contexte, les associations membres de l’Alliance verte contribuent à relever les défis et les occasions qui se présentent. Le Magazine s’est entretenu avec des représentants de l’American Association of Port Authorities, de la National Association of Waterfront Employees et de la Chamber of Shipping of America.
« Il n’y a jamais eu autant de fonds publics disponibles pour la décarbonation de nos ports », affirme Ian Gansler, responsable de l’énergie, de la résilience et des politiques durables de l’American Association of Port Authorities (AAPA).
Une portion importante de ces sommes provient des 1 200 milliards de dollars approuvés par la loi bipartisane sur les infrastructures (Bipartisan Infrastructure Law), auxquels s’ajoute une autre enveloppe de 369 milliards de dollars en lien avec la loi sur la réduction de l’inflation (Inflation Reduction Act) pour les investissements dans la sécurité énergétique et le changement climatique.
L’AAPA était au nombre des organismes qui ont mis ces besoins en lumière auprès du Congrès.
Lorsque des membres du personnel nous ont demandé combien ça coûterait pour électrifier tous les ports américains, nous avons répondu qu’il n’y avait probablement pas assez d’argent, mais nous leur avons donné une idée de l’ampleur de la tâche
Le Congrès s’est aussi plié aux demandes des collectivités portuaires qui plaident depuis longtemps pour l’assainissement de l’air, en accordant 3 milliards de dollars à l’Agence pour la protection de l’environnement dans le cadre de son programme « Clean Ports ». Les administrations portuaires ont toutefois dû s’empresser de soumettre leurs demandes avant le 28 mai.
« Le délai était relativement court, mais beaucoup d’administrations portuaires avaient déjà réfléchi à ce qu’il fallait faire », souligne M. Gansler.
Les exigences de l’initiative « Buy America » posent cependant des difficultés aux ports qui veulent se doter d’équipements mobiles électrifiés fabriqués hors des États-Unis. « L’Agence pour la protection de l’environnement plaide en faveur d’une dérogation pour les ports qui voudraient se procurer ces équipements auprès de pays européens alliés, précise-t-il. Toutefois, ça peut être très long avant d’avoir une telle dérogation, si bien que les administrations portuaires ne savent plus trop ce qu’il faut inclure ou non dans leurs demandes. »
Il y a aussi de multiples demandes de subventions concernant des projets ferroviaires pour le chargement de marchandises directement à bord des trains, que ce soit à quai ou à proximité. Les ports voudraient aussi financer l’aménagement des infrastructures nécessaires pour recharger les tracteurs de manœuvre, les camions de transport ou les grues à portique électriques.
« Certains ports envisagent des équipements hybrides, car ces modèles peuvent réduire les émissions atmosphériques de plus de 90 % », note M. Gansler.
Par ailleurs, la loi bipartisane sur les infrastructures a réservé jusqu’à 7 milliards de dollars au programme H2Hubs pour établir de six à dix centres régionaux d’hydrogène propre au pays. « Cela a donné lieu à des propositions de partenariats dans plusieurs États, y compris auprès des administrations portuaires, pour mettre sur pied ces entités quasi gouvernementales », confirme M. Gansler. L’AAPA a appuyé un projet de loi présenté au début de l’année dernière pour promulguer la loi sur l’hydrogène pour les ports (Hydrogen for Ports Act) en vue de soutenir l’infrastructure pour les carburants dérivés de l’hydrogène (notamment l’ammoniac). Ce projet de loi demande au ministère américain des Transports d’accorder des subventions pour favoriser l’utilisation de ces carburants dans les ports et ailleurs dans le transport maritime.
Devant l’éventail de subventions possibles, l’AAPA conseille aux administrations portuaires de se concentrer sur une ou deux propositions les plus sûres possibles, en tenant compte de tous les efforts à déployer. « Il faut beaucoup de ressources pour préparer un plan, définir un budget et, dans certains cas, cibler les éventuels partenaires clés d’un processus qui se fait encore souvent sur papier, explique M. Gansler. Et lorsqu’on obtient une subvention, il y a beaucoup à faire pour déterminer comment les fonds seront dépensés, d’autant plus que la plupart des agences fédérales n’utilisent pas les mêmes logiciels de comptabilité. »
Les avantages de la certification
L’AAPA organise régulièrement des séances en ligne et en personne avec le personnel des organismes fédéraux pour expliquer la meilleure façon de préparer les demandes. On organise aussi des séances techniques pour que les administrations portuaires puissent en apprendre le plus possible les unes des autres.
On rappelle d’ailleurs aux ports qui ont une certification Alliance verte qu’ils ont déjà rempli une partie de l’analyse environnementale requise grâce à leur inventaire des émissions portuaires et à d’autres exigences du programme. La certification est en fait un moyen simple pour les administrations portuaires de montrer aux instances gouvernementales les mesures déjà prises, et ce qu’il reste à faire pour la suite.
Les délais sont souvent longs et fastidieux entre l’acceptation d’une demande de financement et l’obtention d’un permis fédéral, qui est nécessaire pour amorcer un projet, ajoute M. Gansler.
En vertu de la loi sur la politique environnementale nationale (National Environmental Policy Act) de 1970, les organismes fédéraux sont tenus d’évaluer les incidences sur l’environnement avant de prendre des décisions sur les mesures proposées. « Tout le monde s’accorde à dire qu’il faut analyser les conséquences environnementales et mobiliser les collectivités dans ce processus. Par contre, c’est excessivement bureaucratique. Par exemple, les organismes fédéraux font des examens simultanés, mais ils doivent aussi approuver les évaluations de leurs homologues, explique Ian Gansler. En fait, les délais sont si longs que des partenaires privés ont fini par se retirer des projets. »
Au moins une administration portuaire a choisi de rembourser sa subvention après avoir compris combien de temps il fallait pour obtenir des autorisations fédérales. D’autres ont plutôt décidé de ne pas présenter de demande. Les délais dans l’octroi des permis s’ajoutent aux difficultés déjà inhérentes à la reprise des activités de la construction aux États-Unis, où la main-d’œuvre est limitée.
Au début de mars, les représentants Mary Peltola (démocrate de l’Alaska) et David Rouzer (républicain de la Caroline du Nord) ont présenté la loi sur l’optimisation des autorisations pour le transport responsable (Permitting Optimization for Responsible Transportation) dans le but de simplifier la réglementation en matière de permis et de matériaux pour le transport maritime.
Ce n’est pas normal que l’octroi d’un permis pour un projet d’infrastructure financé par le gouvernement fédéral prenne plus de temps que la construction elle-même
L’aménagement des infrastructures électriques nécessaires pose souvent un autre problème. « Certaines administrations portuaires ont communiqué avec leur compagnie d’électricité pour construire des stations de recharge, et on leur a répondu qu’il faudrait des années pour obtenir les mégawatts nécessaires, souligne M. Gansler. On craint aussi qu’on demande finalement à un port de suspendre l’alimentation à quai lorsque le réseau est surchargé à cause d’une canicule ou d’autres circonstances, d’autant plus que ça s’est déjà produit en Californie. »
Crédits d’impôt
Le président de la National Association of Waterfront Employees (NAWE), Robert W. Murray, se réjouit lui aussi de cette enveloppe sans précédent, mais il prévient ses membres, en particulier les exploitants de terminaux maritimes, que l’offre sera rapidement surpassée par la demande.
« Pour ceux qui n’ont pas de demande acceptée – et même pour ceux qui en ont une –il faut se renseigner auprès de fiscalistes sur les crédits possibles, dit-il. Par exemple, l’Agence pour la protection de l’environnement offre un crédit fiscal de 40 000 dollars pour les équipements de manutention à émission zéro, ce qui est considérable si l’on pense au coût total de la transition des équipements vers l’énergie électrique. »
La NAWE travaille à une législation qui permettrait d’élargir le Capital Construction Fund pour que l’impôt reporté s’applique aussi aux nouveaux équipements de manutention.
Le programme actuel permet par exemple de faire financer l’installation d’une grue sur un navire. Donc si on peut financer l’équipement en mer, on devrait pouvoir le faire à quai aussi.
Hiérarchiser les possibilités
Les possibilités de financement peuvent sembler étourdissantes, mais les résultats peuvent être impressionnants, ajoute M. Murray. Il cite par exemple le Port de la Nouvelle Orléans qui a reçu une subvention de 226 millions de dollars pour des projets multimodaux de fret et d’autoroutes d’importance nationale (INFRA), et 73,77 millions de dollars du programme national d’assistance aux projets d’infrastructure (MEGA Grant), en lien avec la première phase de son projet de terminal à conteneurs d’une valeur de 1,8 milliard de dollars.
« Discutez avec des partenaires potentiels à propos du type de projet que vous pourriez mettre sur pied, qu’il s’agisse des associations professionnelles d’un secteur particulier, comme la NAWE, ou encore des administrations portuaires si vous êtes un exploitant de terminaux maritimes, conseille M. Murray. Ensuite, venez nous voir et nous pourrons vous accompagner pour obtenir ce financement. »
Une fois la demande déposée, M. Murray incite également les exploitants de terminaux maritimes à rencontrer des membres du Congrès et d’autres représentants du gouvernement pour leur exposer l’importance du projet. « Au cours des mois d’attente après votre demande, vous recueillerez probablement de nouvelles idées et ressources pour faire avancer votre concept, que vous pourrez utiliser lorsque vous obtiendrez les fonds ou si vous devez présenter une nouvelle demande. »
Le fait de recevoir une petite subvention et de mener à terme ce projet peut favoriser les demandes ultérieures, ajoute M. Murray. Et lorsqu’il s’agit de nouvelles technologies, il rappelle aux candidats qu’il faudra penser aux nouveaux postes à pourvoir en lien avec celles-ci, ou à la formation nécessaire pour les employés actuels.
Des attentes incertaines
En tant que présidente-directrice générale de la Chamber of Shipping of America, Kathy Metcalf s’est intéressée aux carburants de l’avenir et aux questions connexes d’infrastructures et de politiques.
Je peux vous dire que les sources de financement sont très dispersées et que de nombreux acteurs de l’industrie ne se parlent pas encore vraiment entre eux.
Elle constate les mêmes difficultés dans le choix des futurs carburants, ce qui complique les décisions des armateurs pour déterminer quel type de financement solliciter. Selon elle, les besoins demeureront flous tant que l’Organisation maritime internationale (OMI) et l’Agence pour la protection de l’environnement n’auront pas défini des normes en matière de carburant.
Mme Metcalf ajoute que les technologies existent déjà pour construire des navires propulsés à l’e-méthanol ou à l’e-ammoniac, mais qu’on ne sait pas encore quelles sources d’énergie non fossiles seront produites et disponibles en quantité suffisante. « Les biocarburants semblent également très prometteurs, mais la demande est déjà forte de la part des exploitants du secteur terrestre », souligne-t-elle.
Les demandes de financement que présentent les armateurs dépendront également de la décision de l’OMI d’autoriser ou non le calcul d’une moyenne pour l’ensemble d’une flotte, c’est-à-dire qu’un armateur serait autorisé à introduire de nouveaux navires pour réduire progressivement les émissions totales de sa flotte dans un délai prédéterminé, mais en conservant aussi ses navires existants jusqu’à la fin de leur cycle de vie.
« La flotte associée au Jones Act est si ancienne qu’il est peu probable qu’on puisse moderniser l’un ou l’autre de ces navires pour atteindre le niveau de référence de 2030, » explique Mme Metcalf.
« Il faut donc examiner divers modes de financement pour les exploitants assujettis au Jones Act qui doivent choisir entre construire à grands frais des navires neufs, ou procéder à des mises à niveau majeures avec remplacement des moteurs. »
Elle souligne qu’entre-temps, les membres de la Chambre font de leur mieux. Sur la côte Ouest des États-Unis par exemple, la société Crowley vient de lancer le premier remorqueur entièrement électrique au pays.