Les principales parties prenantes du secteur maritime et des carburants propres demandent des éclaircissements sur les avenues envisagées pour permettre aux acteurs de l’industrie canadienne de rivaliser avec leurs homologues américains, qui bénéficient pour leur part d’un financement sans précédent afin de migrer vers une économie à faibles émissions de carbone en route vers un bilan net zéro des gaz à effet de serre.
« Nous savons que les moyens du Canada ne sont pas les mêmes qu’aux États-Unis, où l’industrie bénéficie d’incitatifs comme ceux de l’Inflation Reduction Act. Par contre, toutes proportions gardées, l’industrie canadienne a besoin de ressources financières pour rester dans la course. Sinon elle risque de perdre sa compétitivité », prévient le président-directeur général de la Chambre de commerce maritime, Bruce Burrows.
Promulguée en 2022, l’Inflation Reduction Act injectera 369 milliards de dollars pour réduire l’inflation au cours de la prochaine décennie, ce qui représente le plus important investissement unique de l’histoire des États-Unis en faveur de l’énergie propre et de la lutte au changement climatique. Jusqu’ici, l’industrie maritime américaine a reçu près de 3 milliards de dollars dans le cadre du programme « Clean Ports » de l’Agence américaine pour la protection de l’environnement (EPA). Ce secteur bénéficie également de l’offre la plus importante de carburants à faibles émissions, qui devraient devenir plus disponibles et plus abordables avec le crédit fiscal dont bénéficieront les producteurs nationaux dès janvier (en vertu de l’article 45Z du code 26 des États-Unis).
Pour sa part, en décembre 2023, le Canada avait annoncé 165 millions de dollars sur 7 ans dans le cadre du Programme de corridors maritimes verts pour financer des initiatives de réduction des émissions. Sous le volet « Ports propres » de ce programme, 127,2 millions de dollars serviront à financer des projets d’équipement terrestre dans les ports et les terminaux. Par exemple, 22,5 millions de dollars serviront à moderniser un terminal en Nouvelle-Écosse pour l’entreposage et la distribution d’ammoniac vert.
Ce financement est un bon début pour le Canada, mais il faudra des fonds supplémentaires, d’autant que les armateurs n’ont reçu jusqu’ici que 20 % des sommes. Pourtant, ce sont eux qui sont confrontés au plus grand problème : comment propulser leurs navires tout en réduisant les émissions, avec en point de mire un bilan neutre ou zéro GES.
Dans le cadre du même programme, une autre enveloppe de 22,5 millions de dollars du volet « Démonstration de navires non polluants » est offerte sous forme de subventions et de contributions d’ici le 31 mars 2030. Transports Canada a aussi alloué 14,7 millions de dollars au financement de 14 projets, dont toutes les subventions – sauf une – ont été consenties à des participants de l’Alliance verte. Ces sommes permettront surtout de financer la recherche sur la conception des futurs navires ou sur les sources d’énergie plus écologiques, qu’il s’agisse de l’alimentation à quai ou de l’énergie éolienne en passant par le potentiel des batteries et des piles à combustible.
La Chambre de commerce maritime représente à la fois les intérêts canadiens et américains le long de la frontière. Elle se dit préoccupée par l’exigence de l’EPA de distribuer dès cette année la totalité des 3 milliards de dollars de financement pour l’amélioration des infrastructures.
Avec un tel délai, seuls les plus grands ports pourront proposer des projets de plusieurs millions de dollars admissibles à une partie de l’enveloppe, précise M. Burrows. C’est donc dire que les ports de petite et moyenne taille, qui ont le plus grand potentiel de croissance, n’obtiendraient que très peu de fonds.
Comme d’autres instances, la Chambre suit de près les efforts de l’Organisation maritime internationale (OMI), qui cherche à instaurer un mécanisme de tarification des émissions pour les armateurs d’ici le printemps prochain.
« Différentes approches sont encore à l’étude, mais l’OMI voudrait créer un fonds alimenté par les propriétaires et exploitants de navires, qui devront payer pour leurs émissions selon un barème établi », explique le directeur des affaires réglementaires et environnementales de la Chambre de commerce maritime, Paul Topping, qui a assisté aux dernières réunions de l’OMI.
Les tarifs applicables ne font pas consensus. En effet, les pays en développement voudraient leur faire payer un tarif élevé pour compenser les dommages plus importants que le développement industriel leur fait subir, tandis que les pays fortement dépendants du commerce maritime voudraient un tarif qui ne menace pas leur économie. D’autres encore souhaitent un marché ouvert, mais certains craignent qu’il soit trop imprévisible. Alors il s’en trouve pour proposer que les redevances soient versées à un fonds mondial de lutte contre le changement climatique. Cependant, l’industrie maritime préférerait que les sommes soient réinjectées dans le soutien pour une décarbonation progressive.
« De son côté, la Chambre internationale de la marine marchande (ICS) plaide en faveur d’un système de “redevance-bénéfice” qui récompenserait les premiers utilisateurs d’un nouveau carburant plus propre ou d’une nouvelle technologie de réduction des émissions, en leur accordant un rabais sur les redevances carbone », relate M. Topping.
Le système proposé de “redevance-bénéfice” aurait l’avantage de ne pas favoriser un carburant ou une technologie plus qu’un autre, puisqu’il serait basé sur la réduction des émissions par rapport à l’évaluation du cycle de vie d’un carburant et en fonction de l’intensité des émissions d’un navire.
L’objectif est de combler une partie du fossé financier pour ceux sont les premiers à utiliser des carburants ou des technologies plus propres. Il ne s’agit pas de couvrir la totalité des coûts.
La création d’un fonds de R & D est aussi sur la table afin que l’ensemble du secteur maritime dispose des ressources nécessaires pour développer ou tester de nouvelles options. « Autrement, ce ne sont que les plus grandes compagnies maritimes du monde qui auront des budgets assez importants pour la R & D, ajoute-t-il. Et l’industrie maritime doit tenir compte du fait que tous les autres secteurs de l’économie sont en concurrence pour les ressources nécessaires à la transition énergétique. Les innovateurs et les fournisseurs s’intéressent déjà à d’autres secteurs où la demande est encore plus forte. »
M. Burrows insiste sur la nécessité de bien évaluer les possibilités. « Par exemple, les pétroliers de nos membres pourraient servir à livrer de nouveaux carburants entre les raffineries et les clients, et les armateurs recevraient un prix fixe pour ces services de transport. »
Malgré tout, d’autres divergences entre les politiques du Canada et celles des États-Unis auront des incidences. En septembre 2022, par exemple, la Garde côtière américaine a exempté la flotte nationale de toutes les exigences de l’OMI au titre du chapitre 4 de la convention MARPOL, qui définit les mesures actuelles de réduction des émissions de la convention, y compris les cibles en matière d’efficacité énergétique. Le Canada s’est engagé à atteindre les objectifs de l’OMI, mais il est en train de mettre au point un indicateur canadien d’intensité carbonique applicable sur les itinéraires plus courts et les arrêts fréquents en eaux intérieures. L’OMI a également mis au point son indicateur d’intensité carbonique, qui s’adresse essentiellement aux navires transocéaniques. Les navires canadiens qui voyagent en haute mer sont toutefois assujettis aux exigences de l’OMI.
Le 29 octobre, le ministère américain de l’Agriculture (USDA) a annoncé l’octroi de 39 millions de dollars en subventions aux propriétaires d’entreprises américaines afin d’accroître la disponibilité des biocarburants nationaux dans 18 États. L’USDA propose aussi 200 millions de dollars supplémentaires dans le cadre des nouvelles subventions pour l’accès au marché et le développement des bioproduits (auparavant via les fonds du Commodity Corporation Credit), en vue de soutenir les technologies innovantes sur les bioproduits et de réduire le fossé entre les essais d’échelle et la viabilité commerciale.
Depuis le début de l’administration Biden-Harris, l’USDA a investi plus de 253 millions de dollars dans tout le pays, par l’entremise de plus de 300 octrois visant à améliorer l’accès aux biocarburants dans tous les secteurs aux États-Unis. Près de 192 millions de dollars ont été injectés dans 267 projets au titre de l’Inflation Reduction Act.
C’est d’ailleurs l’attrait du financement américain aux biocarburants qui explique que les armateurs canadiens considèrent qu’il est actuellement plus économique d’acheter du biocarburant d’une filiale américaine qui distribue ses produits au Canada. Même s’ils demeurent beaucoup plus chers que les combustibles fossiles, les biocarburants américains sont néanmoins plus abordables que ceux du Canada en raison du soutien à la production et des économies d’échelle.
Selon la Chambre de commerce maritime, il serait profitable que les armateurs puissent accumuler des crédits d’émissions qu’ils pourront offrir à leurs clients afin de susciter l’adhésion des entreprises à l’égard de cette énergie plus propre, mais plus coûteuse.
Si les clients qui paient ce carburant plus cher obtiennent en retour un crédit applicable à l’un de leurs propres problèmes d’émissions, ils seront plus enclins à prendre ce virage essentiel.
« Il s’en trouvera pour dire qu’on crédite deux fois la même chose, mais rien n’empêche d’offrir un tel incitatif jusqu’à ce que les nouvelles sources d’énergie soient à point et offertes à moindre coût, » explique M. Burrows
La Chambre espère que le Fonds canadien pour une croissance propre sera assorti de programmes rigoureux, mais simples et directs pour en favoriser l’accès aux petites et moyennes entreprises qui cherchent à fournir des biocarburants et d’autres sources d’énergie plus propre au secteur maritime et à d’autres modes de transport. « Sinon, les demandes prennent trop de temps », ajoute M. Topping.
L’association Biocarburants avancés Canada regroupe les intérêts commerciaux à l’échelle nationale dans le domaine des biocarburants avancés et des carburants synthétiques renouvelables. Ses membres exploitent des installations capables de produire plus de 38 milliards de litres de carburants à faible teneur en carbone dans le monde, et fournissent des carburants renouvelables et à faible teneur en carbone au Canada, aux États-Unis et ailleurs.
L’association reconnaît que les mesures annoncées dans le budget fédéral de cette année ont permis de réaliser des progrès dans la production de carburants propres au Canada. Toutefois, elle estime que le gouvernement canadien devrait réagir au crédit fiscal des États-Unis qui sera accordé aux producteurs américains de biocarburants à compter du 1er janvier.
« Sinon, il y aura un déséquilibre de la concurrence en matière de carburants renouvelables en Amérique du Nord, et le Canada passera à côté d’une énorme opportunité économique et environnementale », pense Fred Ghatala, directeur, Carbone et durabilité, à Biocarburants avancés Canada.
Selon lui, l’industrie maritime canadienne et les producteurs nationaux de biocarburants peuvent jouer un rôle important dans la décarbonation mondiale, car les moteurs des navires peuvent utiliser d’importantes quantités de biocarburants. Leur rendement a été démontré au fil d’essais complets réalisés par la Garde côtière canadienne, ainsi que Canada Steamship Lines et la société Algoma Central, deux participants de l’Alliance verte.
D’après l’Agence internationale de l’énergie, on verra tripler le recours aux biocarburants liquides d’ici 2030 pour accélérer la réduction des émissions.
« Le Canada est déjà un producteur majeur d’huiles végétales. D’un point de vue chimique, ces huiles sont très proches des molécules de distillats et de carburants résiduels, et notre pays dispose d’une abondance d’autres sous-produits agricoles et forestiers qui pourraient être utilisés. »
Fred Ghatala fait remarquer que si le Canada ne réagit pas rapidement aux incitatifs américains à la production sous l’article 45Z, il risque d’être distancé par l’expansion du secteur des carburants renouvelables qui s’opère ailleurs.
L’utilisation de biocarburants dans le secteur maritime suscite beaucoup d’intérêt. Aux Pays-Bas, pour stimuler l’utilisation des biocarburants marins, les crédits liés aux biocarburants avancés sont comptabilisés deux fois. Grâce à cette initiative, les parts de marché des huiles de cuisson et des graisses animales réutilisées ont atteint 40 %, en 2011. Le gouvernement néerlandais a également augmenté considérablement la production et l’utilisation de biocarburants grâce à un système de biotickets qui permet aux entreprises d’échanger administrativement des biocarburants au lieu de les fournir elles mêmes.
Les carburants renouvelables comptent déjà pour 4 % de la demande totale de carburants liquides dans le monde. En Amérique du Nord, les politiques d’incitation américaines contribuent à une offre de plus de 22,7 milliards de litres.
Le potentiel d’expansion des marchés mondiaux est considérable, mais le Canada ne dispose que d’une étroite fenêtre d’opportunité en termes de sécurité énergétique et de réduction des émissions.
« Nous avons besoin d’une réponse claire pour concurrencer l’article 45Z, attirer les investissements et faciliter l’aboutissement de projets en vue de produire les biocarburants que convoitent déjà le secteur maritime et d’autres modes de transport, » soutient M. Ghatala.
Selon Fred Ghatala, on pourrait envisager un incitatif pour chaque litre produit conformément au Règlement sur les combustibles propres, après vérification par un tiers de l’intensité des émissions et de la conformité du carburant aux critères sur l’utilisation des terres et la biodiversité pour une production responsable.
Il s’agit d’une position similaire à celle que propose l’ICS pour un système « redevance-bénéfice » à l’échelle mondiale et qui rejoint aussi la proposition de la Chambre de commerce maritime, qui préconise de confier les consultations initiales à un tiers indépendant, qui serait ensuite chargé de superviser les progrès sur la réduction des émissions au sein du réseau binational de corridors maritimes verts instauré par les gouvernements canadien et américain dans la région des Grands Lacs et du Saint-Laurent.
M. Ghatala reconnaît que la frontière canado-américaine est déjà perméable aux achats de carburant et d’autres sources énergétiques, mais il prévient que le Canada aura moins de contrôle sur les quantités et les prix s’il n’assure pas ses propres sources d’approvisionnement. « Si la plupart des fonds pour les biocarburants s’en vont ailleurs, il sera difficile de maintenir les politiques canadiennes favorables à l’utilisation des carburants renouvelables pour lutter contre le changement climatique, dit-il. Et du même coup, le Canada pourrait voir filer les quelque 35 000 emplois qui résulteront éventuellement de la production accrue de carburants propres au niveau national d’ici 2030. »